Annales des Mines (1912, série 11, volume 2) [Image 70]

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DISCOURS PRONONCÉS AUX FUNÉRAILLES

Juger le savant, serait une témérité singulière. Nous ne pouvons, célébrant sa gloire, que nous incliner devant le philosophe dont la pensée eut une action si féconde, si profonde sur les générations nouvelles. Henri Poincaré était un éveilleur d'idées. 11 poursuivait âprement, avidement, obstinément la Vérité, dont il faisait sa conseillère, et le poète de la Justice eût dit sa'Muse. Il avait, selon le mot de Pascal, « atteint les limites de la science où arrivent les grandes âmes » . Ce savant, qui déclarait que cette science même doit « choisir entre les faits innombrables offerts à sa curiosité », ne semblait pas s'embarrasser dans son choix. Son cerveau encyclopédique embrassait toutes choses. Devant les phénomènes de la nature : électricité, géodésie, astronomie, il se sentait attiré par toutes les difficultés à la fois, tenté par tous les mystères. Sa pensée, cet « éclair au milieu d'une longue nuit », illuminait les questions les plus obscures. Il ne prenait ni la mesure du temps, ni celle de l'espace; et cependant, comme aux plus infimes, le temps était mesuré à ce grand chercheur, et disputé l'espace accordé à son génie ! La passion de la vérité scientifique ne lui suffisait pas, il s'éprenait de la beauté littéraire et ce mathématicien incomparable était un mainteneur obstiné des bonnes lettres, de ces humanités qui guidèrent si longtemps le génie français dans la voie droite et sûre. Il fallait l'entendre, lors de la discussion des vocables, à l'« heure du Dictionnaire », revendiquer les origines et comme les lettres de noblesse des mots. Ce moderne qui, par ses découvertes et ses calculs, activait la vie contemporaine, défendait avec intrépidité le patrimoine des aïeux. Il savait que la langue française est aussi une patrie, et, contre toute invasion périlleuse, ce soldat du bien dire se dressait comme à la frontière. Nous n'oublierons jamais la bonne grâce pénétrante et

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DE M. HENRI POINCARÉ

simple qu'il apportait à nos travaux. Ce grand homme était un bon homme et le meilleur des hommes. Et lorsqu'il voulait bien, abandonnant ses recherches personnelles, nous représenter dans les congrès ou les réunions officielles, en pays parfois prévenus contre nous, nous éprouvions quelque fierté à voir que l'étranger s'inclinait respectueusement devant ce grand Français. Ce fils illustre faisait honorer sa mère. Je disais hier que la perte d'un tel confrère était pour nous un deuil de famille. Je le répéterai devant ceux qui portent si dignement un nom acclamé, un nom aimé. La même bonne terre française nous avait donné deux confrères dont les noms sont à eux seuls comme des revendications retentissantes. Je salue ici deux Lorrains de fière race qui ont bien servi, qui ont glorifié la patrie. Et si la mort nous a ravi en pleine force intellectuelle, dans l'admirable épanouissement, dans le rayonnement de son génie, Henri Poincaré, ceux qu'il laisse après lui peuvent, en entendant retentir la clameur de gloire qui de partout arrive jusqu'au bord de cette tombe, se dire, — consolation amère, mais profonde, — que si l'œuvre du grand savant est inachevée, si les œuvres ébauchées restent mystérieuses comme dans les limbes du génie, — pendent interrupta, — du moins la mémoire d'Henri Poincaré estelle certaine de cette immortalité définitive que confère d'ordinaire le -seul avenir et qui, affirmée aujourd'hui parmi les pleurs et les couronnes, avait commencé pour notre confrère dès ses années de jeunesse et dès son aurore. Non, pour Henri Poincaré, la postérité ne commence pas à l'heure douloureuse où nous sommes. Elle grandit. Elle continue.

Tome II, 1912.

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