Annales des Mines (1895, série 9, volume 8) [Image 305]

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NOTICE HISTORIQUE

L'eau monte rapidement! Un habile plongeur se fait attacher pour explorer le navire; on le remonte mortellement blessé. Il a vu la charpente entr'ouverte ! On le croit d'autant mieux, qu'on en trouve la raison : pour loger les chevaux du général Dumas, on avait supprimé les cloisons et coupé de grosses poutres. La mort semble imminente. Quelques-uns récitent les dernières prières. Cordier s'empare d'un boulet assez petit pour entrer dans sa poche, assez lourd pour l'entraîner au fond. Dolomieu charge un pistolet. Les chefs demeurent stupides. Un pauvre passager, embarqué la veille par charité, propose de faire passer sous le bâtiment des corps légers de toute sorte : paille hachée, biscuit pilé, légumes secs, filasse, chiffons ; il a vu déjà ce moyen réussir. L'expédient était ridicule ; mais quand le péril presse on obéit à celui qui commande. L'espoir double les forces et relève les courages. Les pompes prennent le dessus, et bientôt, il ne . reste à bord que l'eau nécessaire pour remplacer comme lest les chevaux, les canons, les boulets et les caisses de toute sorte jetées tout d'abord if la mer. La côte d'Égypte était proche, mais surveillée par la flotte anglaise. Préférant la mort à la captivité, on s'aventure vers la France. La tempête se joue du navire désemparé, et pour dernière disgrâce, pousse la Belle-Maltaise dans le port de Tarente. La contre-révolution y triomphait, et avec elle la haine de la France. Aux imprécations grotesques et aux bouffonneries, une populace féroce et rieuse mêle des cris de mort. Un prêtre qui se trouvait là s'écrie, pour sauver l'équipage : « Ils viennent d'Égypte, un homme à leur bord est mort de la peste !» La foule recule, et ses laides grimaces expriment le désappointement. Comment les massacrer

sans les toucher? Ils doivent, avant tout, sortir de la ville. Le général Dumas prend le premier, avec une dédai-

gneuse audace, le chemin des casemates; au premier

SUR PIERRE-LOUIS-ANTOINE CORDIER.

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détour, un coup de feu retentit ; tous les coeurs se serrent. La France ce jour-là courut un grand danger : si le général Dumas était mort à Tarente, nous n'aurions connu ni son fils ni son petit-fils. C'était heureusement une plaisanterie : les Napolitains voulaient se donner le plaisir de terrifier la proie qui leur échappait. Ils purent voir Dolomieu presser la main de Cordier en lui disant « Voici le moment de montrer du courage ! » Le prêtre qui les avait sauvés venait chaque jour célé-

brer la messe devant eux. « Si par hasard on vous pend aujourd'hui , leur disait-il, je ne vous aurai pas laissé

mourir comme des chiens ». Cette plaisanterie le faisait rire.

Après vingt jours de casemate, les cinquante prisonniers, insultés et menacés par la foule, furent transportés dans un séminaire abandonné, en danger plus d'une fois d'y mourir de faim. L'ordre vint enfin de les transférer à Messine ; ils y furent mieux traités : ration entière de nourriture leur était accordée. On les laissait en rade, complètement libres à bord du navire qui les avait amenés. Dolomieu seul fut mis au cachot. On l'avait dénoncé comme traître à ses serments de chevalier de Malte. La défense pour lui eût été facile ; condamné à mort à la suite d'un duel, puis gracié, ayant perdu tous les privilèges de l'ordre, il se croyait affranchi de la règle ; mais il ne fut ni entendu ni jugé. Cordier voulut en vain partager le sort de son maître. On ne leur permit pas même un dernier adieu. On l'embarqua, avec cinquante autres Francais, sur un navire parlementaire chargé de les rapatrier. Le capi-

taine trouva plus commode de les jeter sur la côte d'Italie. Cordier se rendit à Rome, y vécut comme il put, jusqu'au jour où il réussit à gagner Civita-Yecchia,

où il prit service sur un bateau corsaire faisant voile pour la France, au risque d'être pendu si le sort des