Annales des Mines (1912, série 11, volume 2) [Image 72]

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DISCOURS PRONONCÉS AUX FUNÉRAILLES

des autres hommes, dont le cerveau était en quelque sorte le cerveau consultant de la science humaine. Et que cet homme fût un des leurs, qu'il fût né en pleine terré lorraine, qu'il parlât leur langue, qu'il déployât, dans son œuvre si complexe et si difficile, cette clarté, cette concision, cette imagination logique, lucide et simplificatrice qui sont les qualités maîtresses de notre race, c'était pour eux une raison de fierté et de réconfort. Noble patriotisme et légitime orgueil qui ne sauraient offusquer nul autre peuple ! Il n'est aucune nation qui ne nous ait envié Henri Poincaré ; il n'en est aucune qui ne s'inclinât avec respect devant la primauté de son génie. Mais si la mort de Henri Poincaré provoque chez tous de tels regrets, quels sentiments ne soulève-t-elle pas chez ses confrères, ses collègues, ses élèves, chez ceux à qui il a été donné de connaître la profondeur, la beauté et l'ampleur de son œuvre, la portée sans limites de son esprit, la justesse et la pénétration de ses conseils : car dans toute recherche scientifique, si spéciale qu'elle fût, si éloignée de ses travaux personnels, il entrait, pour ainsi dire, de plain-pied. Quelle amertume, devant ce coup du destin qui brise en pleine force ce prodigieux instrument de pensée ! La vie de Poincaré n'a été qu'une méditation intense et ininterrompue, méditation despotique et sans pitié qui courbe les épaules, penche le front, absorbe l'influx vital de l'être : elle a usé trop têt le corps qu'elle habitait. C'est à vingt-quatre ans, après quatre années de réflexion silencieuse et acharnée, qu'il commence cette série de publications mathématiques dont on ne sait si on doit le plus admirer la surprenante profondeur ou la surprenante fécondité. Qu'il s'attaque à l'ascension, degré par degré, des vérités du discontinu arithmétique, qu'il démêle l'enchevêtrement des formes géométriques, ou qu'il poursuive

DE M. HENRI POINCARÉ

dans leurs méandres les plus subtils les caprices des lois continues qui relient une quantité à une autre, il n'est pas un de ses travaux qui n'ait quelque chose de magistral, pas une de ses quinze cents publications qui ne porte la griffe du lion. A vingt-sept ans, la Faculté des Sciences offrait à ce jeune conquérant sa chaire de mécanique physique. A trente-trois ans, l'Académie des Sciences lui ouvrait ses portes : exemple que suivaient bientôt toutes les Académies du monde entier, car il n'est aucun corps savant d'Europe ou d'Amérique qui n'ait cru s'honorer en s'adjoignant le concours de Henri Poincaré. Mais les sciences mathématiques n'étaient pour l'illustre analyste qu'un prodigieux instrument de mesure bien adapté à l'étude comparée des phénomènes de l'univers. Cet instrument, il allait le manier lui-même, et avec quelle maîtrise! A trente ans, il étonne les physiciens par sa critique des principes généraux de leur science ; c'est le début de ces spéculations hardies qui le mèneront^ d'année en année, jusqu'au bord même de l'inconnu, jusqu'au problème de la constitution de la matière, jusqu'à cette mécanique paradoxale qu'a suscitée la découverte inattendue des radiations mystérieuses. Et ce n'est là encore qu'une partie de son activité : géodésie, cosmogonie, astronomie, philosophie des sciences, il a tout embrassé, tout pénétré, tout approfondi. Son œuvre en mécanique céleste suffirait à sa gloire. C'est elle qui l'a révélé pour la première fois au grand public. Le roi Oscar II de Suède, Mécène des sciences, éclairé autant que généreux, avait ouvert, en 1887, un concours international de mathématique. En 1889, à l'issue du concours, la France apprit avec joie que la grande médaille d'or, suprême récompense du nouveau tournoi, était décernée à un de ses enfants, à un jeune savant de trente-cinq ans, pour une merveilleuse étude de la stabi-