Annales des Mines (1909, série 10, volume 16) [Image 166]

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LES QUESTIONS OUVRIÈRES

peine de provoquer le redoutable mécontentement des plus modestes assurés, ils devraient, en effet, exploiter sans outillage préexistant le terrain abandonné par l'initiative privée, et chercher dans une aggravation des charges de l'assistance publique un expédient de nature à suppléer à l'insuffisance de leur pratique d'assureur. Ce ne sont point là, toutefois, les objections les plus graves qui attendent les actuaires devenus les champions de cette noble cause : on leur reprochera tantôt de sacrifier la pratique aux conceptions d'une théorie nuageuse, tantôt d'idéaliser la technique par de dangereuses rêveries. Ces critiques, du moins, ne les trouveront pas désarmés. Aux premiers ils répondront que la querelle de la théorie et de la pratique ne date point d'hier : dans la leçon d'ouverture du cours qu'il professe à l'Université de Fribourg-en-Brisgau,M. Karl Diehl rappelait, le 25 février 1909, que, plus de cent ans auparavant, en 1793, Kant avait discuté (*) le préjugé d'après lequel une vérité de la théorie pourrait être fausse en pratique, et avait conclu à la négative, et il ajoutait (**) : « Il y a là une conception erronée de la théorie et de la pratique, car ou bien une théorie est exacte, et en ce cas elle ne peut être erronée en pratique, ou bien elle est fausse, et alors elle est fausse tant en théorie qu'en pratique. » Aux seconds ils opposeront la nécessité d'adapter la science aux exigences de l'heure présente ; si d'ailleurs il est des vérités scientifiques qui défient toute discussion, on ne saurait attribuer à toutes le même caractère de certitude intangible. En France, l'opportunité d'une distinction à cet égard s'est affirmée lors de la réception (*) Vermischte Schriften, III, Halle, 1799. (**) Jahrbucher fur Nationalôkonomie, 1909, I, p. 289.

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BT LA SCIENCE ACTUARIELLE

de M. Henri Poincaré à l'Académie française. M. Frédéric Masson, dans sa réponse au nouvel académicien, signalait l'antithèse entre la foi aveugle du poète SullyPrudhomme dans la science pour « résoudre les problèmes sociaux » et le doute du mathématicien Henri Poincaré à l'égard de cette vertu hypothétique. Le premier comptait sur la science pour « abolir les inégalités, supprimer les vices, établir les justes répartitions du bonheur », au dire de M. Frédéric Masson; car, écrivait Sully-Prudhomme, « la science n'admet que des vérités démontrées, c'est-àdire indiscutables et accessibles à toute intelligence qui s'y applique Or il n'y a plus de querelles possibles sur des matières où tout est défini et prouvé. » Pour le second, au contraire, disait M. Frédéric Masson, « les vérités que le poète qualifiait de démontrées, c'est-à-dire indiscutables », sont « fragiles et peu sûres ». Ce qui n'est point fragile, ajouterai-je, c'est l'amour désintéressé du bien et le culte de l'humanité, et il serait illogique de les sacrifier au respect de vérités scientifiques dont la voix la plus autorisée a signalé les fissures. La « marsification » n'est pas un fléau spécial aux planètes qui menacent les progrès de l'aridité; le cœur des techniciens risquerait aussi de se dessécher par une conception trop étroite du point de vue scientifique. Il ne serait pas moins illogique d'exploiter la prévoyance et de ne point la pratiquer ; or il ne suffit pas aux sociétés d'assurance d'être à la remorque des mœurs et de la loi; elles doivent les précéder, mues par un sentiment de philanthropie doublé du souci de l'intérêt bien entendu. Il ne s'agit point, selon la théorie erronée imaginée par M. Waldeck-Rousseau (*), de fertiliser la plaine par la destruction de la masse glaciaire figurative du capital ; il s'agit de transformer le capital sans le h! Plaidoirie pour un célèbre prodigue. Tome XVI, 1909.

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