Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 170]

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cuisait. Il faisait beau, invraisemblablement. L'ombre tombait et, avec elle, ce froid soudain et très âpre que connaissent tous les coureurs de montagnes. Marcel Bertrand n'arriva qu'à la nuit close, s'étant égaré en route ayant mis les pieds dans le torrent et ayant perdu, je ne sais plus comment, toutes ses provisions, et la moitié d'une unique paire de bas de rechange. En revanche, il avait fait des observations intéressantes tout le long du chemin, et, quoique harassé, mouillé et affamé, il était gai, comme jamais depuis lors je ne l'ai vu aussi gai. La soupe dévorée, nous nous mîmes à causer, pendant que les guides préparaient le café; et, comme nous avions trop froid pour dormir, et qu'il y avait devant nous beaucoup de café et plusieurs paquets de cigarettes, nous prolongeâmes la causerie pendant des heures. Il m'avait intimidé jusqu'alors, et j'avais redouté sa critique et ses épigrammes. Mais, maintenant, c'était bien fini de la timidité et de la crainte. Je le voyais tout entier ; je savais désormais tout ce qu'il pensait sur la terre et sur l'homme, sur la nature et sur Dieu, sur les savants et sur les poètes. Nous découvrîmes que nous avions, littérairement, les mêmes amours; et nous récitâmes, en alternant, à nos deux guides étonnés, aux rochers noirs qui surplombaient, aux étoiles sans nombre qui brillaient là-haut, des centaines de vers, les plus magnifiques, les plus somptueux que nous connussions. Puis, quand nous eûmes tout dit, comme il fallait bien se reposer un peu, nous nous étendîmes tous quatre sur le sol glacé de la cabane en ruine, serrés les uns contre les autres, nos chapeaux sur les yeux afin de ne pas trop voir les étoiles. Le froid était atroce, et nous n'avions, pour quatre, que deux légers manteaux. Les guides, malgré tout, s'endormirent. Mais Marcel Bertrand parlait toujours, et je crois bien qu'il parla jusqu'à l'aube. Du fond de mon demi-sommeil, je l'entendais déclamer à mi-voix des strophes des Con-

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templations, et il me semblait que c'était son âme même qui lançait vers « l'azur immobile et dormant » cette plainte monotone, si expressive de tous les désirs et de toute la misère de l'humanité, l'enfantine plainte de celui qui cherche et de celui qui souffre : Vous n'avez pas voulu qu'il eût la certitude Ni la joie ici-bas !

Laissez-moi vous envelopper dans le souvenir de ce « minuit d'étoiles et de rêves »,ô Maître dont les éloquentes lèvres maintenant sont closes ! Pour moi, je vous entends toujours, et nous sommes plusieurs, parmi vos disciples et vos amis, qui vous entendrons jusqu'à la mort. Je voudrais, par ce portrait que j'ai tracé, vous avoir donné un peu plus de gloire et de survie ; je voudrais surtout vous avoir fait connaître aux jeunes gens qui ne vous ont pas assez connu. C'était bien le moins que je dusse faire pour vous, qui m'avez appris tant de choses, et qui avez tant agrandi ma vision du monde et ma conception de l'âme humaine. Laissez-moi vous ensevelir pieusement, par la pensée, dans cette solitude grandiose des Alpes françaises où nous avons eu de si fortes jouissances, où s'est révélé à moi pour la première fois votre génie, où, en vous écoutant, j'ai senti s'accroître, tout à coup, immensément, ma fierté d'être un homme. Vous êtes, après Celui qui les a créées, le premier qui ayez su le secret de ces Alpes; il est donc juste que, là, vous ayez votre tombe, et que la chaîne alpine tout entière, avec ses cimes glacées et ses pitons chauves, ses vallées et ses lacs, ses forêts et ses déserts, nous apparaisse désormais comme votre mausolée. Le monument est à votre mesure, 6 Maitre, et je n'en sais pas d'autre qui soit vraiment digne de vous.