Annales des Mines (1881, série 7, volume 19) [Image 136]

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ÉLOGE DE VICTOR REGNAULT.

ÉLOGE DE VICTOR REGNAULT.

du talent, de la jeunesse, du patriotisme et du malheur, La carrière brillante que l'artiste, encore à son printemps, avait déjà parcourue, les espérances que ses rares facultés avaient inspirées, son caractère ardent et chevaleresque, la popularité dont jouissaient ses oeuvres, que la foule, surprise et charmée, entourait à chaque exposition, inspiraient à son père un juste orgueil et la plus profonde tendresse. Accablé de toutes parts, la première pensée de Regnault,

devant cet écroulement des espérances de sa vie, fut de fuir Paris et de se confiner, dans une demeure isolée, a Lassigneu, non loin de Genève, où, parmi de nombreux dévouements, il avait été l'objet des plus tendres soins de la part de son ancien disciple, M. Louis Soret, recteur de l'Académie. Il s'occupait à reconstituer son laboratoire et même à reprendre ses travaux, lorsque survint la catastrophe finale qui rappelle les dénouements les plus cruels de la tragédie antique. Sa soeur, Mme Laudin, cette fidèle

compagne de ses peines et de ses joies, étant venue lui porter quelque secours, à peine arrivée, le coeur brisé par la douleur, tombait morte dans les bras de son frère. Terrassé par cette nouvelle férocité de la destinée, une attaque

de paralysie le condamnait, au même instant,

à cette

longue agonie dont son ancien collaborateur, M. Reiset, et

Mlle Serais, une amie dévouée de la famille, luttant

de

dévouement, ont essayé d'adoucir les tristesses. Ah! combien ceux que trompaient ses allures insouciantes eussent été surpris, s'ils l'avaient entendu dans ses moments d'é. panchement 1 Songeant à tout ce qu'il avait perdu, il appelait la mort comme une délivrance, ne reprenant un peu de calme qu'auprès de monseigneur de Belley, qui, après s'être montré plein de bonté pour notre confrère dans sa retraite, l'avait adopté dans son malheur, l'assistant de ses consolations jusqu'à la dernière heure de sa vie. L'Académie, en apprenant ces événements funestes,

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avait délégué un de ses membres, M. Henri Sainte-ClaireDevine, pour veiller sur notre illustre confrère dans cette épouvantable épreuve, à laquelle il survécut pendant quelques années.

Dans la séance où il nous faisait ses adieux, une satisfaction singulière lui était réservée : il avait annoncé, en étudiant les effets différents de la pression sur les divers gaz, qu'on parviendrait à liquéfier l'oxygène et l'azote en les comprimant et l'hydrogène en abaissant sa tempéra. ture. Cet élan d'imagination, le seul qu'il se fût jamais permis, les expériences de MM. Cailletet et Raoul Pictet venaient le confirmer d'une manière éclatante! Mais, ironie suprême de la destinée, peut-être n'était-il plus en état de

saisir toute l'importance de leurs démonstrations et de jouir de cet hommage rendu à la finesse de ses anciens aperçus..

Il avait eu, cependant, un jour de véritable consolation, lorsque l'exposition des oeuvres de son fils, organisée par des soins pieux, eut mis sous les yeux du public étonné le prodigieux travail du jeune et fécond artiste. Le succès populaire qu'elle obtint et le sentiment éclairé des gens de goût, ravivant toutes ses douleurs, y mêlait la seule douceur permise, l'expression de l'universelle sympathie et celle des profonds regrets du pays. Cette exposition, transformée bientôt en pèlerinage touchant et en démonstration patriotique, offrait un spectacle solennel et laissait une impression profonde. La France se sentait cruellement atteinte dans son prestige par la perte de ces deux grandes intelligences, frappées du même coup : l'artiste, disparaissant au seuil d'une jeune gloire et laissant son uvre inachevée le savant, le pied dans la tombe, se survivant pour honorer la mémoire de son fils, et oubliant,

Pour accomplir cette tâche, la perte de ses derniers écrits, titres d'une gloire en sa maturité, dont une main ennemie venait de jeter les cendres au vent.