Annales des Mines (1911, série 10, volume 19) [Image 29]

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celle du chimiste allemand Liebig. Leurs noms reviennent constamment dans les travaux du grand physicien, mais, par un contraste assez piquant, Regnault doit une grande partie de sa gloire aux démonstrations données par lui de l'imprécision des travaux de ses anciens maîtres. Leur influence n'a pas été comme celle de Berthier, une action directe, elle s'est surtout exercée par réaction de signe contraire. La carrière de Regnault est à certains points de vue bien intéressante à étudier ; elle démontre d'une façon éclatante la puissance productrice des méthodes scientifiques de travail. Son activité s'est exercée dans les directions les plus variées, et partout il est arrivé sans effort, par l'emploi d'une même discipline, à occuper le premier rang; le savant ne le cédant pas à l'industriel, le chimiste au physicien, ni le gazier au fabricant de porcelaine. D'autre part, la croissance si rapide de sa réputation, suivie après sa mort d'un déclin non moins brusque, est bien faite pour surprendre. Orphelin et sans fortune, il passe sa jeunesse comme petit employé dans un magasin de nouveautés ; puis, sans transition, par un effort inouï de volonté, il entre à l'École Polytechnique pour y occuper de suite le premier rang. Avant d'avoir .fini ses études à l'École des Mines, son travail sur les dérivés chlorés de l'éthylènele classe en tête des chimistes, immédiatement après Dumas et Gay-Lussac. Cinq ans plus tard, l'Académie, par un vote presque unanime, l'appelle dans son sein, et, la même année, l'Ecole Polytechnique se l'attache comme professeur de chimie, six mois plus tard le Collège de .France comme professeur de physique. Il n'avait pas encore trente ans; à cinquante-trois ans, il est commandeur de la Légion d'honneur. Admiré des savants du monde entier, soutenu par la bienveillance personnelle du chef d'État, il voit les honneurs, les situa-

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tions largement rétribuées venir spontanément à lui ; il n'a rien à demander, il lui faut au contraire se défendre pour ne pas se laisser écraser sous le poids de distinctions, de fonctions administratives ou scientifiques, tous les jours plus nombreuses. Puis sans transition, son existence est brutalement brisée par la guerre allemande ; il s'éteint bientôt dans la tristesse et l'isolement. Et aujourd'hui, le souvenir de sa gloire passée est bien oublié. Victor Regnault entra à l'École des Mines en 1832. Le régime de cette École différait alors notablement de celui de notre Ecole actuelle, et ressemblait, par certains caractères, à l'organisation des Facultés des Sciences. La durée moyenne des études était déjà de trois années, mais sans obligation absolue, il suffisait d'avoir obtenu ses moyennes. Cela était possible en deux ans d'études ;• les flâneurs y mettaient quatre années. Regnault obtint brillamment ses moyennes en deux ans, avec des notes tout à fait supérieures en chimie et en dessin. Aux examens de mai 1834, il était classé en tête de la plupart de ses camarades, même plus anciens à l'École. En dépit de ses notes brillantes, l'Administration se refusa à le nommer ingénieur dans la même promotion que ses aînés, et il dut, malgré une protestation très vive du Conseil de l'École des Mines (*), attendre encore deux années sa nomination. Cette injustice créa un vif courant de sympathie en faveur du jeune chimiste; ses anciens professeurs cherchèrent à réparer ce passe-droit en s'efforçant de le rattacher à l'École des Mines par des liens tous les jours plus étroits. En novembre 1835, l'Administration le désigne pour aller en province occuper le poste de Rive-de-Gier, mais quinze jours plus tard, cette décision est rapportée et Regnault est définitivement nommé (*) Annexe n° I, Nomination retardée.