Annales des Mines (1881, série 7, volume 19) [Image 133]

Cette page est protégée. Merci de vous identifier avant de transcrire ou de vous créer préalablement un identifiant.

236

ÉLOGE DE

vicron

ÉLOGE DE VICTOR REGNAULT.

REGNAULT.

distinctions, les services qu'il avait rendus à tous les pays,

Il n'avait plus qu'à jouir des faveurs dont la fortune le comblait ; niais c'est bien à lui qu'il convient d'appliquer les paroles du tragique grec « Avant de dire d'un homme qu'il est heureux, attendez qu'il soit mort ! » La vie du savant à la recherche des vérités naturelles ressemble à celle du soldat ; elle connaît les mêmes périls; elle exige le même sang-froid. Tel d'entre nous vit sans se troubler, au milieu des miasmes, des poisons et des virus mortels; tel autre, entouré de matières explosives. Regnault possédait au plus haut degré ce courage moral que rien n'étonne. Les dangers qu'il avait courus, le jour où la va-

peur de soufre en ébullition mettait le feu à son atelier ou bien quand l'explosion d'un matras plein de mercure bouillant avait labouré son visage, ou bien enfin lorsqu'un récipient de fer, plein (l'acide carbonique liquide, éclatait comme un obus entre ses mains, il n'en parlait jamais. Il semblait se considérer comme invulnérable. Pourtant, un jour du mois d'août 1856, on vint me chercher en toute hâte : victime d'un nouvel accident de laboratoire, cette fois, Regnault était mourant. Je l'avais vola veille, plein de projets et d'animation ; je le retrouvais sans connaissance, agonisant, étendu sur le sol, dépouillé de ses vêtements et soumis à l'exploration d'un praticien habile, qui, après s'être assuré de l'absence de toute fracture, constatait qu'une commotion cérébrale des plus graves laissait à peine l'espoir de lui sauver la vie, et donnait lieu de tout redouter du côté de l'intelligence. De longs jours se passèrent

dans les plus pénibles émotions ; peu à peu, cependant, le corps reprit son équilibre et l'esprit sa lucidité. Toute sa lucidité, qui oserait l'affirmer? Au moment où, parvenu au terme de ses longues études

expérimentales, il allait en formuler la théorie générale, c'est ainsi que fut brisé le fil qui le guidait. Regnault poursuivit plus tard des travaux qui auraient honoré la vie de

237

plusieurs physiciens; il n'avait donc rien perdu de son activité; on aurait pu croire même qu'elle s'était accrue. Mais faculun changement était survenu dans l'équilibre de ses

Il n'était pas toujours maître de sa parole ; il semblait avoir perdu le don de conclure, et nous assistions avec inquiétude à ces séances intimes dans lesquelles, ayant une opinion à formuler, son esprit, autrefois si net, tés.

si ferme et si mordant, s'égarait en dissertations diffuses. Étrange destinée ! Regnault avait convaincu d'inexacti-

tude les lois de Mariotte, de Gay-Lussac, de Dulong et Petit ; ces lois usuelles n'en porteront pas moins les noms de lenrs inventeurs à la postérité. Les expériences innombrables, d'une exactitude admirable, dont il a doté la science, seront impuissantes, au contraire, pour assurer à son nom la popularité dont il était si digne. Il ne lui aura pas été donné de condenser sa pensée dans une de ces formules vibrantes qui émeuvent les contemporains et qui brillent encore aux yeux des générations à venir, comme autant de phares lumineux. C'est bien à tort, cependant, que Regnault était considéré par les esprits superficiels comme voué au culte étroit de l'observation et comme entièrement dépourvu du sentiment de l'idéal. Plaçant son idéal dans un milieu plus haut que ne le croyaient ses juges, il trouvait téméraire d'essayer de s'en former une image concrète. Les hardiesses relatives à l'unité de la matière ou à l' unité des forces ne le séduisaient. pas. La conversion de la lumière en chaleur, du magnétisme en électricité, de ces quatre forces l'une en l'autre, ne l'avait pas occupé. Il l'acceptait comme une vue ingénieuse et non comme un résultat certain. Il avait vu

s'évanouir tant de vieilles lois, sous sa critique impitoyable, qu'il ne se sentait pas saisi de respect pour de jeunes lois, auxquelles manquait encore l'épreuve de l'expérimentation précise et surtout celle du calcul rigoureux.