Les femmes dans les houillères de Littry (Normandie)

Article de Pierre Coftier paru dans le n°107 du Bulletin trimestriel d'histoire et de traditions populaires du Foyer rural du Billot, publié avec l'aimable autorisation de Pierre Coftier et de l'Association que la bibliothèque remercie.

L’intensité de l’effort physique, l’exposition aux risques liés à l’eau, aux gaz, à la roche elle-même, la difficile adaptation au milieu, ont concouru à faire concevoir la mine comme un monde essentiellement masculin. Pourtant les femmes ont pu participer à l’exploitation souterraine et ont tenu, au sortir des fosses, une place capitale dans l’univers minier.

Détail d’une action de la Société des charbonnages des Alpes, 1902. Coll. P. Coftier.

Détail d’une action de la Société des charbonnages des Alpes

 

Du roman au réel

Lorsque Germinal paraît, en 1885, Zola situe le contexte de son roman vingt ans auparavant. Il s’est appuyé sur une minutieuse documentation, a parcouru le pays minier, visité les corons, est descendu observer les chantiers du fond. Plusieurs personnages de femmes employées des mines apparaissent dans le récit dont, au premier plan, Catherine Maheu qui initie Etienne Lantier aux travaux du fond. "Adroitement, elle s’était glissée, avait enfoncé à reculons le derrière sous la berline ; et, d’une pesée des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses. Il fallut qu’elle lui montrât à écarter les jambes, à s’arc-bouter les pieds contre les bois, des deux côtés de la galerie, pour se donner des points d’appui solides. Le corps devait être penché, les bras raidis, de façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu’elle semblait trotter à quatre pattes, ainsi qu’une de ces bêtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude, comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers le gênaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la tête basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible, qu’il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer".

Emile Zola, Germinal, édition Flammarion, 1930. Coll. P. Coftier.

Couverture de Germinal, 1930

Le romancier ne prétend pas donner une image exacte des gestes, des postures, du matériel et, précisément du travail des femmes dans la mine. Il s’appuie cependant sur le réel de façon à rendre sensible la pénibilité des tâches, le fatalisme des ouvrières, l’inhumanité de la condition.

L’ingénieur, tel Louis Simonin qui publie en 1867 l’ouvrage de référence utilisé par Zola, prend ses distances avec le registre de l’émotion, sauf pour décrire une situation qu’il présente comme destinée à disparaître en Grande-Bretagne. "Elles portent sur le dos une hotte, que retient une courroie fixée autour de leur front. A cette courroie elles attachent aussi leur lampe, et, ainsi équipées, charrient péniblement la houille. […] Elles s’avancent par bandes, courbées sous le faix, gravissant par les longues échelles toute la hauteur des puits, qui dépasse parfois cent mètre ! Si une courroie usée se casse, si un bloc de houille tombe, les porteuses qui forment la queue sont grièvement blessées, ou même tuées sur le coup. Le moyen de sortie employé est donc aussi primitif qu’inhumain. Il aura probablement disparu des houillères à la suite de l’enquête provoquée, il y a quelques années, dans la Grande-Bretagne, sur le travail des femmes et des enfants dans les mines"1.

La dimension scandaleuse de cette exploitation, déjà perçue comme telle par ses contemporains en Grande-Bretagne, avait été mise en lumière par de nombreux articles, ouvrages et rapports qui aboutirent à une réglementation en 1842.

Les porteuses de charbon à Newcastle.

Porteuses de charbon

"Des porteuses se servent de paniers, et portent à dos; la charge est de cent livres, et souvent plus, et cependant de transport s’effectue sur des plans tellement raides, que tout emploi de chevaux et de voitures serait impossible." Les merveilles et les richesses du monde souterrain, éd. Audot, Paris, 1835.

La Belgique présente un autre exemple de recours massif et durable à la main-d’œuvre féminine. Dès les origines, les houillères y emploient les femmes au jour comme trieuses chargées de séparer le charbon des roches remontées.

Triage du charbon en Belgique. Morand Jean-François-Clément, L’art d'exploiter les mines de Charbon de terre, 1768-1779. Bibliothèque de l'École des mines de Paris.

Triage du charbon, 1768

Les mémoires réalisés par les élèves de l’Ecole des mines de Paris à l’issue de leurs séjours dans différents bassins miniers constituent une source précieuse d’information sur les techniques d’exploitation et les conditions de travail. Un jeune élève qui visite les houillères des environs de Charleroi, en 1829, est étonné "de voir les femmes employées avec les hommes aux travaux souterrains. Elles roulent des traîneaux chargés de houille. Travail très fatigant dans des galeries basses et étroites où elles marchent le corps à demi courbé, attelées aux chariots. Pour se livrer à ces travaux, elles quittent les vêtements de leur sexe et prennent des habits d’homme"2. L’élève agrémente son propos de dessins représentant les deux modes de herchage, le traîneau et le wagonnet d’un maniement moins harassant.

Mémoire de l’élève Bineau sur les houillères aux environs de Charleroi, 1829, manuscrit, Bibliothèque de l’Ecole des mines de Paris.

Deux modes de herchage

Cette situation se prolonge en Belgique jusqu’en 1889, alors qu’en France la loi du 19 mai 1874 réglemente les travaux souterrains :"Les filles et femmes ne peuvent être admises dans ces travaux"3. Le législateur met fin à une pratique dont l’introduction dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais était hâtivement imputée aux ouvriers belges. Un rapport du Conseil général des mines de 1967 prétend en effet que "l’emploi des femmes ou plutôt des filles est un usage introduit par les mineurs belges qui ont souvent mis comme condition à leur engagement qu’on occuperait leur fille comme herscheuse. Condition que le manque de bras a fait accepter".4

Femmes dans les houillères de Charleroi. Louis Simonin, La vie souterraine ou les mines et les mineurs. 1867

Femmes, houillères de Charleroi

À un moindre degré que dans les mines de Belgique, les compagnies minières françaises continueront à employer des femmes, mais pour les travaux de surface, épluchage essentiellement, destiné à séparer le charbon de divers déchets pierreux, roulage au jour, lampisterie, etc.

Montceau-les-Mines. Trieuses de charbon, carte postale début XXe s. Coll. P. Coftier.

Trieuses, Montceau-les-mines

 

Littry, l’absence des femmes

En Normandie, les mines de Littry, propriété d’une compagnie d’actionnaires parisiens, constituent la seule exploitation minière d’envergure, entre 1744 et 1880, susceptible d’employer femmes et fillettes en particulier dans les périodes de raréfaction de la main-d’œuvre.

Parmi les outils utilisés dans les mines de Littry, au centre en bas, le traîneau, à sa droite, le billot et le marteau destinés à l’épluchage. Héricart de Thury. Mémoire sur la houillère de Littry. An VIII (1800). Manuscrit. Archives municipales, Le Molay-Littry.

Outils houillères de Littry, 1800

L’observation d’une planche du mémoire réalisé par Héricart de Thury pour le Conseil des mines en l’an VIII (1800) permet de distinguer les outils réputés convenir à un travail féminin. Il s’agit pour le fond, des traîneaux qui transportent les matières jusqu’à la base du puits et, pour le jour, du billot et du marteau qui servent à l’épluchage du charbon. Des fillettes auraient pu également occuper le poste de portier consistant à ouvrir et fermer les portes qui assurent l’aérage des galeries par canalisation d’un courant d’air entre puits communiquant.

Les volumineux registres de correspondances échangées entre la Compagnie et son directeur révèlent que les femmes n’ont jamais participé aux travaux souterrains des mines de Littry, même lorsque le traînage est progressivement remplacé par le roulage à partir de 1830. L’explication ne consiste pas dans une volonté d’épargner aux femmes les dangers des travaux souterrains, sinon comment comprendre l’exposition d’enfants à partir de dix ans ? Au delà d’arguments sur la force physique, il semble qu’il faille chercher dans la morale la véritable cause de cette absence. L’influence catholique imprègne fortement tous les choix de la Compagnie et l’incite à proscrire les situations de promiscuité dans un lieu de travail obscur et confiné.

En surface, la seule activité susceptible d’utiliser un nombre conséquent de femmes est l’épluchage du charbon. A plusieurs reprises le directeur de la mine évoque cette solution face à un manque de personnel. L’importance de la question justifie à chaque fois une délibération de la Compagnie. En 1758, au tout début de l’exploitation, le directeur est averti que, "pour les éplucheurs, il peut employer des femmes".5 Mais cette autorisation est assortie d’une réserve ; "pourvu que cela n’occasionne point de libertinage ni de désordre parmi les ouvriers". Le directeur préfère alors renoncer et se contenter des enfants et des ouvriers inaptes aux travaux du fond.

Aucune des correspondances n’évoquera ensuite l’utilisation de femmes, si ce n’est occasionnellement pour regretter leur absence, quand l’extraction est très forte. "ne pouvons pas obvier au défaut d’hommes ; voilà le moment où l’on sent qu’il est fâcheux que les femmes ne soient pas adonnées à l’épluchage de charbon".6

Dans cet univers masculin, deux femmes font figure d’exceptions, occupées à des fonctions qui ne sont pas directement liées à l’exploitation minière.

La Compagnie possède à Isigny un magasin qui lui permet d’expédier sa production par cabotage sur les côtes. Lorsque le gérant décède en 1806, la charge est confiée à sa fille, "Victoire Gautier, en mémoire des longs services de son père et en considération de son intelligence et de sa capacité", mais sous la condition qu’elle épouse un homme "agréé" par le directeur7. La grande insistance au respect de cette condition révèle l’importance que la Compagnie accorde à la vie familiale de son personnel de confiance. Elle refuse ainsi un premier fiancé à Victoire "qu’une sotte passion aveugle"8. Ce Jean Martin, "qui ne déplairait pas à la jeune fille ne conviendrait pas au magasin"9. A l’automne de la même année, un nouveau prétendant faisant l’objet d’"informations défavorables" est rejeté par le directeur.

Autre présence féminine, Madame Langlois est l’épouse d’un mineur accidenté de la mine qui occupe la fonction de portier consistant à surveiller la cour Sainte-Barbe où sont installés magasins et ateliers. Pierre Langlois décède d’une tuberculose en 1826, laissant deux jeunes enfants et une veuve pour qui le directeur intercède. "Son épouse infiniment active et surveillante, tout en donnant à son mari des soins infinis, n’en a pas moins rempli les devoirs bien exacts de portier. Elle a été attentive à veiller l’entrée de la cour, à fermer les portes des différents ateliers avec soin. Pourrait-il entrer dans les vues de la Compagnie de conserver à cette malheureuse la place de portier". La veuve Langlois installée "portière de Sainte-Barbe", devient l’unique femme salariée sur le carreau de la mine. "Cette malheureuse sait tout le prix de votre bonté. Elle vous en témoigne sa gratitude par son exactitude et son zèle." En 1860, dans le cadre de réformes destinées à faire des économies, la Compagnie la remplace par un invalide.

 

Portraits de femmes

Invisibles sur le carreau de la mine qui reste un territoire d’hommes, l’omniprésence des femmes dans l’environnement des travaux houillers permet de dresser quelques portraits représentatifs.

 

La voleuse

En janvier 1805, le directeur de la mine annonce au maire de Littry qu’une femme a été surprise en flagrant-délit de vol de charbon près d’une fosse. "Pierre Nelle, l’un de nos commis [contremaîtres], rentrant chez lui sur les 6 heures ½ du soir, ayant une lanterne à la main, rencontra une femme la tête couverte d’une tête de cape. En l’abordant il vit rouler et tomber à ses pieds quelques blocs de gros charbon. Il la provoqua à se découvrir et reconnut la femme de Jean Denize qui sortait de la cour Frandemiche, ayant dans son tablier quatre ou cinq morceaux de charbon. On s’est contenté de lui faire remettre le charbon où elle l’avait pris. Le vol est de peu de conséquence, mais il faut le punir afin d’empêcher la récidive"10. Le directeur choisit de ne pas saisir la justice, pour ne pas "perdre" cette femme, mais de lui infliger une autre forme de punition. "Elle est venue faire aveu de sa faute dans mon bureau. Tous les commis y étaient rassemblés ; elle a paru très repentante et a promis de n’y plus recommencer"11. La Compagnie se satisfait de ce châtiment. "Vous avez fait à cette misérable femme tout ce qu’on pouvait lui faire, l’humiliation la plus grande et la publicité de son crime qui lui laissera une tâche, que personne ne sera tenté d’en faire autant'12. Le délit de cette femme est commis dans une période où les salaires dans les houillères sont bas en comparaison avec d’autres métiers. L’existence des familles est fréquemment déstabilisée par une mauvaise récolte, une maladie, un accident, la vieillesse.

 

L’honnête femme

En 1798, caché sur la route, l’inspecteur des travaux de la mine arrête des voitures qui transportent le charbon de Littry et surprend une "friponnerie indigne". Des voituriers ont mis au point un stratagème pour se faire payer deux fois le transport. La personne qui a dénoncé au directeur de la mine "ces noirs mystères a un motif bien beau et bien respectable. Son mari voiturier prenait le même penchant que ces coquins. Ne l’approuvant pas elle a préféré lui faire vendre son cheval et m’avertir"

 

La veuve

La veuve d’un ouvrier mort dans les chantiers bénéficie des aumônes de la Compagnie mais n’a aucun droit. En 1790, le directeur propose de continuer à verser à une veuve l’aumône perçue pendant l’agonie de son mari. "Nous y consentons, mais pour un an seulement, car nous ne voulons pas nous mettre dans le cas de donner une pension aux veuves de nos ouvriers. Rien n’est plus beau que la charité, on est heureux de la pouvoir faire, mais il est essentiel qu’elle soit bien faite, car celle mal faite est aux dépends de ceux à qui elle convient bien mieux."13. La fonction de l’aumône est d’aider à la subsistance de la famille. En 1813, ces secours aux sont devenus la règle, mais ils représentent un coût que la Compagnie entend réduire. "Le bienfait doit décroître à mesure que les enfants qui y participent peuvent et doivent travailler pour gagner leur vie. De même si un des enfants vient à mourir, c’est une tête de moins à nourrir par exemple : voilà la veuve Vicq qui va accoucher d’un second enfant qui peut venir à mourir : son traitement diminuera d’un tiers."14. Remariage, enfants en âge de travailler, ou même "inconduite" de la veuve entraînent la réduction ou la suppression de l’aumône qui concerne cinq veuves en 1832, sept en 1839, huit en 1877.

La mine de Littry refusera systématiquement l’établissement d’une caisse de secours à laquelle aurait cotisé l’ouvrier et qui aurait versé une pension. Le 12 décembre 1823, la formation d’une caisse d’association et d’épargne des ouvriers est pour la première fois ajournée. "Les avantages qui pourraient résulter de cet établissement étant suffisamment et véritablement concédés par la Compagnie, ce qui conserve à celle-ci sa grande prépondérance sur les ouvriers et les attache par devoir et par reconnaissance à l’entreprise favorisée par sa position isolée, il a été reconnu que le système actuel d’indemnités et d’aumônes distribuées bénévolement par la Compagnie était préférable et devait continuer d’être suivi pour le bonheur et la soumission des ouvriers."15. L’objectif poursuivi est bien l’assujettissement du personnel comme en témoigne la suspension des secours en cas de grève des mineurs. "La grève dont ils nous menacent aura pour effet la suppression de tous les secours de bienfaisance que nous accordons"16.

 

La sainte

En 1803, la Compagnie transforme en chapelle un bâtiment ayant abrité une machine à vapeur. Le principal ornement est un portait de Sainte Barbe, patronne des mineurs, placé au dessus de l’autel. Monsieur de Létourville, peintre parisien travaille à partir des indications fournies par le directeur de la mine et l’un des associés qui a fréquemment séjourné à Littry. Pour représenter la tenue des ouvriers, le directeur précise que "le mineur est habillé de toile : culotte longue, veste courte, les cheveux longs et plats ; l’habit est sale et malpropre"17. La sainte vénérée par les mineurs est représentée parée d’un voile blanc et s’élevant dans les fumées noires qui sortent des cheminées. La Compagnie de Littry a souhaité, au delà de l’image pieuse, montrer l’innovation technique qui fait sa fierté et sa notoriété. Au moment de la commande du tableau, trois machines à vapeur viennent d’être installées pour remonter l’eau et le charbon sur les principales fosses. Il est possible de penser que l’image des vêtements salis par le travail et du tissu souillé par les fumées était perçue différemment par les femmes qui assistaient aux offices avant de se consacrer aux fastidieuses lessives.

Portrait de Sainte Barbe. Musée de la mine, Le Molay-Littry.

Sainte-Barbe

 

L’épouse

Plus on s’élève dans la hiérarchie, plus la Compagnie accorde une importance à la vie matrimoniale de son personnel. En témoigne, en 1780, son obstination, plusieurs mois durant, pour marier la fille de Néel, le chef des travaux de Littry, au fils d’un spécialiste belge d’exploitation minière. Cette union destinée à constituer une pépinière de futurs chefs-mineurs est contrariée par l’attitude du père. 'Nous sommes fâchés de son entêtement à ne pas prendre un gendre pour sa fille"18. La Compagnie insiste en vain auprès du directeur quand "la santé de Gilles Néel s’affaiblit furieusement, c’est une raison de plus pour presser le mariage que vous savez"19.

L’épouse du directeur est, quant à elle, l’objet de toutes les attentions. Quand Pierre-Olivier Noël marie sa fille en 1810, il se dote non seulement d’un gendre, mais d’un directeur-adjoint, Philippe-Guillaume Lance. Promu directeur, ce dernier conclura à son tour pour sa fille une union utile à la Compagnie et son fils lui succédera.

Portrait de Philippe-Guillaume Lance et de son fils Auguste. Musée de la mine, Le Molay-Littry.

Philippe-Guillaume Lance

Fiançailles et mariages sont l’occasion de somptueux cadeaux de la part des associés qui attendent en retour la stabilité de leur établissement normand. La pérennité de l’exploitation est ainsi assurée pendant 138 années par ce qu’il convient d’appeler, toute proportion gardée, une dynastie. L’épouse se voit conférer une fonction pour contribuer à cette entreprise, celle de dame de charité, prodiguant la bienfaisance, animant les œuvres financées par la Compagnie.

 

La dentellière

Parmi les œuvres déployées en faveur du personnel, l’école pour les filles, outre le minimum d’instruction jugé nécessaire, répond au double objectif de les former à un ouvrage utile et moral, et de coûter le moins cher possible à la Compagnie. "Tout ce que nous désirons de cet établissement, c’est de procurer aux filles de nos ouvriers les moyens de travailler et d’être de bonnes mœurs, et aussi qu’il nous soit moins en charge qu’il se pourra"20. En 1810, le directeur obtient de l’évêque de Bayeux une institutrice, Sœur de Providence de Lisieux, plus tard épaulée par deux autres sœurs, toutes logées par la Compagnie. Parallèlement à l’installation des religieuses, un fabricant de dentelles de Bayeux, Tardif, fait aménager l’atelier et se charge de l’administration de l’école dont il va commercialiser la production. La maison Tardif fait commerce de dentelles en fil de lin fabriquées par les nombreuses ouvrières à domicile de Bayeux et des environs. Au début du XIXe siècle, la dentelle de fil est progressivement délaissée au profit de la blonde de soie, plus fine, plus luxueuse et rémunératrice. L’école de dentelle de Littry se convertit à la blonde sous la direction du nouveau fabricant, M. Boulanger.

Les écoles font partie des œuvres de bienfaisance de la Compagnie et elle n’hésite pas à la faire savoir quand un personnel ingrat lui cause des désagréments. Ainsi, en 1850, elle répond à une menace de grève en demandant au directeur d’"interdire l’entrée des écoles aux enfants des ouvriers mineurs et de fermer l’école de dentelle"21. Les écoles fonctionnent durant un demi-siècle, jusqu’en 1860. La diminution des effectifs et le déplacement du centre de l’exploitation à quelques kilomètres de Littry sont les principaux arguments invoqués pour une fermeture destinée surtout à alléger les charges et à restaurer les profits de l’entreprise22. Le directeur justifie cette orientation qui rompt avec cinquante ans de paternalisme en affirmant : "Nous sommes en voie de réforme en supprimant toutes les dépenses inutiles"

 

Le musée rétrospectif des mines et l’école dentellière

En 1901, vingt ans après la fermeture de la mine de Littry, Aimé Labbey, grand négociant en soieries de Paris, conseiller municipal à Littry, décide de créer une institution destinée à "conserver à la dentelle de Bayeux sa haute et légitime réputation"23. A ce moment, alors que l’industrie dentellière comptait encore 5000 ouvrières dans l’arrondissement de Bayeux en 1871, il n’y a plus qu’une quinzaine de dentellières dans la commune de Littry. En créant une nouvelle école, Labbey exprime le "désir de maintenir les jeunes filles au pays, en leur permettant de gagner leur vie à la maison et de rester attachées à leurs foyers quand elles seraient plus tard mères de famille"24. La presse se réjouit de cette heureuse initiative qui renoue avec "une tradition charmante" L’école dont la production est écoulée par le négociant est aménagée dans un magasin situé rue de Balleroy. Elle accueille 150 élèves dès la première année et se trouve rapidement à l’étroit.

L’école dentellière de Littry. Carte postale, début XXe s. Coll. P. Coftier.

École dentellière de Littry

Un autre conseiller municipal, ancien pharmacien, M. Durand a fait l’acquisition du terrain de l’ancienne fosse Frandemiche. Il le met à disposition de M. Labbey pour édifier un nouveau bâtiment destiné à accueillir l’école dentellière.

Le musée de la mine et l’école dentellière sur le carreau de la fosse Frandemiche. Carte postale, début XXe s. Coll. P. Coftier.

Musée de la mine à Littry

Un troisième personnage, Sosthène Lefrançois, ancien directeur des chemins de fer du Portugal a collecté divers outils et matériels des mines dont une antique machine à vapeur. En 1906, sa veuve offre à la commune de Littry sa collection qui va rejoindre le bâtiment construit près de la fosse Frandemiche. C’est donc dans un même lieu que sont inaugurés solennellement le 18 août 1907 à la fois un musée rétrospectif des mines et une école dentellière. Le mineur et la dentellière surgissent comme personnages symboliques. Ils évoquent la prospérité de temps passés en pays rural ; ils représentent, malgré leurs différences, un ensemble de valeurs fragilisées : le travail familial, l’ouvrage minutieux, les qualités d’hommes et de femmes modestes, laborieux, se satisfaisant de peu. Dernière circonstance qui va assurer la pérennité du lieu de mémoire, l’ensemble de la propriété est offert par MM. Labbey et Durand à la commune de Littry en 1911.

Lors des cérémonies d’inauguration, le 18 août 1907, le mineur et la dentellière sont mis à l’honneur par le peintre Thurin sur deux toiles qui ornent un portique dressé sur la place du marché. Coll. Archives départementales du Calvados.

Inauguration du Musée de la mine à Littry

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1Louis Simonin, La vie souterraine ou les mines et les mineurs. 1867, pages119, 120.

2Ecole des mines de Paris. Mémoire n°92 de l’élève Bineau, 1829.

3Avant 1874, les mines étaient régies par un décret de 1813 qui interdisait "de laisser descendre dans les mines et minières des enfants au dessous de dix ans" Cette simple disposition avait permis d’exclure les mines du champ d’application de la première grande loi sur le travail des enfants du 22 mars 1841.

4Cité par Rolande Trempé. Les mineurs de Carmaux, Les Éditions Ouvrières, 1971, p.133.

5Archives départementales du Calvados, Nouvacq802. Lettre de la Compagnie, 28 avril 1758.

6Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Lettre de la Compagnie, 25 septembre 1807.

7Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Courrier de la Compagnie, 7 mars 1806.

8Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Courrier de la Compagnie, 24 octobre 1806.

9Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Courrier de la Compagnie, 30 juin 1806./

10Archives départementales du Calvados, F7056. Courrier du directeur au maire de Littry, 8 pluviôse an XIII (28 janvier 1805).

11Archives départementales du Calvados, F7056. Courrier du directeur, 10 pluviôse an XIII (30 janvier 1805).

12Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Courrier de la Compagnie, 19 pluviôse an XIII (8 février 1805).

13Archives départementales du Calvados, Nouvacq804. Courrier de la Compagnie, 22 janvier 1790.

14Archives départementales du Calvados, Nouvacq807. Courrier de la Compagnie, 22 octobre 1813.

15Archives départementales du Calvados, Nouvacqq789. Procès-verbal des assemblées de la Compagnie, 12 décembre 1823.

16Archives départementales du Calvados, Nouvacq810.23 mars 1850.

17Archives départementales du Calvados, F7055. Courrier du directeur à M. de Thury, 1er vendémiaire an XII (14 octobre 1803).

18Archives départementales du Calvados, Nouvacq803. Courrier de la Compagnie, 18 août 1780.

19Archives départementales du Calvados, Nouvacq803. Courrier de la Compagnie à Delaville, 1er septembre 1780.

20Archives départementales du Calvados, Nouvacq806. Courrier de la Compagnie, 19 octobre 1810.

21Archives départementales du Calvados, Nouvacq810. Courrier de la Compagnie, 29 mars 1850.

22Archives départementales du Calvados, Nouvacq796. Courrier de la Compagnie, 23 mars 1860.

23L’écho bayeusain, 28 avril 1905.

24Le Courrier du Bessin, 23 août 1923.