Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 167]

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ciples, aux plus inconnus des débutants, et avec quelle piété il se penchait vers les œuvres nouvelles signées de noms encore ignorés. Au faîte des honneurs scientifiques, et alors que tous les géologues, dans le monde entier, avaient les yeux fixés sur lui et prêtaient l'oreille à ses moindres paroles, il n'a jamais cru à sa propre infaillibilité, il n'a jamais pris cette attitude d'augure qui décourage les jeunes gens, et qui les dégoûterait de la science elle-même si les vrais amoureux de la science pouvaient jamais en être dégoûtés; il s'est toujours regardé comme un homme très ignorant et très sujet à l'erreur; et, quand on venait à lui pour parler géologie, de quelque pays que l'on vînt et quel que fût l'objet de la conversation, et même si l'on apportait des objections à ses propres théories, que dis-je? surtout si l'on en apportait, on était sûr d'être patiemment écouté, d'être admis à une discussion bienveillante et attentive, d'être éclairé, affermi, encouragé. Après deux ou trois de ces conversations sur une question scientifique, il restait sans doute le Maître, mais déjà il était devenu l'Ami, et quel délicieux ami ! Oui, en vérité, je vous plains, jeunes géologues, qui, parlant chaque jour son langage et marchant sans cesse à la clarté de son enseignement, ne l'avez pas entendu lui-même promulguer sa doctrine et n'avez pas vu sa main hardie écarter les nuages et allumer des phares au-dessus de la mer ténébreuse. Comme le voyageur qui arrive, au lendemain d'une terrible inondation, dans une plaine riante et fertile, et qui n'aperçoit plus, au lieu des champs verdoyants ou dorés, que l'alluvion sinistre, vous êtes passés à côté de cette âme sans presque la voir, parce qu'elle était déjà prisonnière en un cachot très obscur, ou comme engluée dans la boue grise de la maladie et de la douleur. Cette âme, ai-je dit, était merveilleusement belle. Elle avait l'essor de l'aigle, et, quand elle était redescendue,

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la simplicité d'une âme d'enfant. Elle allait naturellement à la lumière, à toutes lès grandes idées, à tous les sentiments nobles, à tout ce qui est tendresse et dévouement, à tout l'art et à toute la poésie. Elle était ineff'ablernent désintéressée. Elle avait, du mensonge, et même de ce demi-mensonge où vivent les meilleurs d'entre nous, une horreur instinctive. « J'ai beaucoup de défauts », disait-il souvent, « mais je ne sais pas dissimuler. » Elle était, cette âme, sans le savoir — comme il arriye maintenant à tant d'âmes généreuses — très profondément chrétienne,, puisqu'elle avait, tout, à- la fois, le souverain détachement et même le mépris de la richesse, l'imperturbable douceur qui conquiert la terre, la faim et la soif de la justice, la miséricorde jamais lassée, l'amour de tout ce qui purifie et l'amour de tout ce qui pacifie, et puisqu'elle a, sans murmurer, subi d'affreuses tortures. Comment pourrait-on croire qu'une âme comme celle-là, aussi promise aux Béatitudes, ne fût pas immortelle? Exilée, ou captive, ou dissimulée, des années durant, sous des- voiles épais et sombres : nous l'avons vue ainsi, hélas ! et c'est uni confondant mystère. Mais détruite à tout jamais : allons donc ! cela n'est pas possible. Quels soleils la vaudraient, quelles nébuleuses la remplaceraient ? et comment le Créateur inimaginable des mondes pourrait-il se passer éternellement d'un tel rayon de sa Gloire ? Marcel Bertrand, dans l'intimité, ne parlait pas souvent, ni volontiers, d'autre chose que de sa science. La géologie avait rempli sa vie : c'est elle encore qui remplit sa correspondance familiale. « Je crois que j'ai trouvé la solution » — écrit-il de Provence, en 1888, à sa jeune femme. — « Reste à la vérifier : ce sera peut-être long, « mais, si c'est vrai, c'est plus étonnant que le Beausset, « ou, pour mieux dire, ce serait la même chose, le Trias « sur le Crétacé, mais sur une si énorme étendue que Tome XIII, 1908.

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