Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 168]

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MARCEL BERTRAND

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cela semble une fantaisie dont l'idée ne peut venir qu'en dormant bien et rêvant... Voilà ce qui s'appelle être plein de son sujet ; et je ne te ménage pas celles de toutes les confidences qui te sont le plus indifférentes. Mais je te les dois toutes, les géologiques comme les autres... » En juin 1887, huit mois après son mariage, avait écrit du Beausset : « Je suis bien content ce soir. J'ai complété mes preuves au delà de mon espérance : le Trias est aussi renversé. Voilà ce que c'est qu'un vieux marié : il parle du Trias renversé à sa pauvre petite femme qui ne sait même pas ce que cela veut dire, au lieu de lui réciter la douce litanie d'amour !... » La douce litanie d'amour! Il ne l'a jamais oubliée, car il était, tout au fond, un sentimental; mais, en effet, il n'a guère eu le temps de la dire. Elle lui échappait, très souvent, sans qu'il y songeât et pendant qu'il marchait, tout en « ratiocinant » — c'était un de ses mots favoris — et en ressassant dans son esprit les interprétations et les hypothèses ; elle lui échappait sous la forme d'une strophe, d'un distique ou d'un vers, réminiscence d'une lecture récente ou souvenir de ses fortes études classiques, soupir d'écolier vers les joyeuses vacances, cri de l'ouvrier fatigué vers la nuit réparatrice, appel de l'amoureux exilé à la Beauté trop lointaine. Mais, toujours prêt à railler sa propre émotion, il achevait sa tirade en plaisantant, et la litanie d'amour s'interrompait par un éclat de rire; puis la science le reprenait, et, durant des heures, il ne pensait pas à autre chose. La première fois que l'on voyageait avec lui, sur le terrain, en plein pays d'énigmes et de problèmes, on le trouvait amusant et étrange. Il allait, rapidement et infatigablement, les yeux lointains, comme à la poursuite d'un gibier mystérieux vers qui toutes ses facultés eussent été tendues, parlant tout le temps, à mi-voix ou à voix haute, et discutant toujours, même si l'on ne lui donnait

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pas la réplique. Parfois il s'arrêtait', citait un beau vers ou déclamait tout un passage d'un poète, terminait par une plaisanterie ou un bon mot, allumait une cigarette, s'asseyait sur une pierre, racontait une anecdote drolatique. La cigarette achevée, on causait géologie, et l'on se remettait en marche. La chaleur et le froid, la pluie et le soleil, la neige même, lui étaient fort indifférents ; l'heure du dîner ne le préoccupait guère, et souvent la journée s'allongeait jusqu'à la nuit noire ; jamais il ne prenait de notes pendant la course, et jamais il ne crayonnait sa carte avant le retour au gîte. Même au gîte, il écrivait et dessinait fort peu, se contentant de ranger et d'enfermer ses observations dans sa mémoire, la plus vaste et la plus fidèle que j'aie connue. Le repas du soir était d'une gaieté extraordinaire ; il riait de tout, comme un enfant, heureux, d'une belle joie de nature, de se rassasier et de se désaltérer. Ensuite, il prenait du café, écrivait à sa femme — il lui écrivait presque chaque, jour, — fumait force cigarettes, parlait de n'importe quoi,, déclamait des vers et disait des choses folles, jusqu'à ce qu'il tombât de lassitude et de sommeil. Il dormait alors à poings fermés, quel que fût le lit ; et l'on avait, le lendemain matin, une véritable peine à le réveiller et à le remettre debout. Après cinq ou six jours de semblables courses, ses vêtements, souillés au contact de toute une série sédimentaire, et rarement brossés, avaient pris un aspect lamentable. Il ne s'en souciait guère ou même ne s en doutait pas; et il continuait d'aller, imperturbablement, pareil à un chemineau grandiloquent et misérable, parlant 3e ul, tout haut, le long des routes ou dans les rues des V1 'lages, et déclamant des tirades incohérentes au grand trouble des paysans ou des boutiquiers. ■M eut quelques compagnons de voyage qui ne s'habitèrent jamais à ce mélange singulier et charmant de science précise et de fantaisie joyeuse, et dont la solen-