Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 161]

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MARCEL BERTRAND

■du mal d'exil. Il était, en toute conjoncture, « le contraire de l'homme médiocre » ; et cela, disait Hello, suffit à faire deviner l'homme de génie. Mais l'homme de génie se révélait, chez lui, par d'autres caractères : par la pensée toujours puissante et neuve qui semblait, quand il la promenait sur les confins de nos connaissances, une •torche ardente étoilant les ténèbres et faisant reculer la nuit ; par l'inspiration créatrice, ou le don de tirer, presque sans effort, d'un chaos d'idées et de faits, un système harmonieux et clair, un monde où l'ordre régnait et que l'on ne se lassait pas de regarder ; enfin, et surtout, par cette inconscience prophétique dont on a pu dire qu'elle est le critère du génie, et qui était, chez Marcel Bertrand, la faculté d'entrevoir, à une énorme distance en avant des autres géologues, la solution, pour longtemps encore indémontrable, de problèmes à peine soupçonnés, de problèmes qui ne seraient posés que •demain. Dans la plupart de ses écrits, la phrase est fréquemment et comme naturellement prophétique ; et cependant on l'eût bien étonné en lé saluant du nom de prophète. Il prédisait et prévoyait inconsciemment, de même qu'un lecteur exercé, lisant à voix haute, laisse inconsciemment courir ses yeux dans le texte, plusieurs lignes en avant, et voit déjà la fin d'une période dont ses auditeurs n'ont pas encore entendu les premiers mots. En 1884, il avait énoncé, dix-neuf ans à l'avance, et dans des termes fort clairs, le principe de l'exacte solution du problème alpin ; il était si peu convaincu d'avoir vu juste -qu'il demeura treize ans sans rien écrire à ce sujet. En 1898, il me fit part du sentiment qu'il avait d'un charriage de toute la zone houillère des Alpes françaises; cependant il ne voulut pas prendre part, quelque temps après, aux discussions qui s'élevèrent à propos de ce charriage. On eût dit que sa conviction, à cet égard, allait en diminuant au lieu de se renforcer. Tout le monde connaît la

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fin, et sait que la démonstration est faite, maintenant, du transport en masse de toute la zone houillère ; là encore r c'est Marcel Bertrand qui, sans bien savoir pourquoi? avait eu l'intuition de la vérité. Dans quinze ou vingt ans,, on verra, sans doute, qu'il a prédit bien d'autres conséquences, encore douteuses ou même totalement inaperçues aujourd'hui. Mais l'homme est un être très complexe. Marcel Bertrand se méfiait beaucoup de son intuition; et l'on voyait chez lui, presque constamment, dans l'étude sur le terrain, dans la rédaction de ses ouvrages, dans son enseignement, deux hommes fort différents l'un de l'autre : un prophète emporté par l'inspiration et inconscient comme tous les prophètes, et un critique infiniment prudent, avisé et sévère. Eduard Suess est, je crois bien, le seul de ses contemporains qui ait eu sur lui, en matière scientifique, une grande influence. Marcel Bertrand n'a été l'élève de personne, si ce n'est peut-être d'Eduard Suess ; et l'on peut se demander s'il serait devenu le géologue passionné que nous avons connu, sans l'irrésistible séduction des livre» du maître viennois. Die Entstehung der Alpen d'abord, en 1881, Das Antlitz der Erde ensuite, à partir de 1885, l'ont pris corps et âme ; ils ont, si je puis dire, renouvelé son intelligence et refait ses yeux. Pendant dix ans, il a roulé dans son cerveau, jour et nuit, des pensées d'Eduard Suess.. Cette synthèse colossale, étendue au globe terrestre tout entier ; ces chaînes de montagnes, appelées l'une après l'autre et venant, comme des vagues, déferler sur l'obstacle, sur le Vorland impassible ; ces transgressions et ces régressions qui ne sont plus laissées au hasard, mais qui deviennent des phénomènes généraux, nettement ordonnés; ces regards audacieux jetés sur tous les abîmes, abîmes intratelluriques où s'élaborent les roches massives et les laves futures, abîmes cosmiques où, comme des voyageurs affairés et qui ne se connaissent.