Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 160]

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temps et où l'on croyait voir, ainsi que d'une autre planète, la lente et continuelle transformation du relief terrestre. Et, comme il arrive à tous les savants vraiment dignes de ce nom, qui ne sont jamais contents d'euxmêmes et qui se méfient toujours de leurs propres idées,, son enseignement lui servait beaucoup. C'est en essayant d'exposer à ses élèves les théories géologiques nouvelles dont il s'était fait le protagoniste qu'il apercevait les parties faibles de ces édifices. Il s'efforçait alors de prévoir, et de prédire, par quelles observations ultérieures on pourrait décider de leur abandon définitif, de leur reconstruction partielle, ou de leur utilisation intégrale et durable. Dans tous les sujets qu'il a abordés, il s'est révélé, tôt ou tard, et presque toujours immédiatement, un véritable maître, et qui ne ressemblait à aucun autre. Aucun autre n'avait, au môme degré, ce besoin impérieux et quasi natal de la grande lumière, ce goût et ce don de l'exacte observation sur le terrain, cette perspicacité presque divinatrice dans l'interprétation des phénomènes, cette audace tranquille dans la généralisation, cette précision dans le langage, cet esprit critique dans l'appréciation de la valeur des résultats acquis. Une question ne lui semblait jamais complètement résolue; l'intérêt d'une recherche ne lui paraissait jamais épuisé. Il était, dans toute la force de cette magnifique image, « un torrent jamais satisfait ». Personne moins que lui ne s'est payé de mots; personne n'a mieux compris l'immense distance qui sépare de la vérité nos théories les plus séduisantes ; personne ne s'est fait moins d'illusions sur l'étendue et la solidité du raisonnement humain. Il excellait, dans chaque cas, à' dresser le bilan de la connaissance, à distinguer nettement les choses vraiment sues de celles que l'on croyait savoir et qu'en réalité l'on ignorait, les faits indéniables des probabilités ou des vraisemblances. Ce bilan terminé,

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cette distinction bien établie, il prenait l'essor dans la région de l'hypothèse, d'un vol incroyablement hardi, mais sans jamais perdre de vue — quelle que fût la hauteur oh il s'en allât planer — les données positives et certaines d'où il était parti. Quand une explication se présentait à lui, il voyait d'un seul coup d'oeil jusqu'où elle porterait et quelles seraient ses extrêmes conséquences. Si ces conséquences n'étaient en contradiction avec aucun, fait connu, l'hypothèse méritait d'être introduite dans la science, au moins provisoirement ; et peu importaient alors sa nouveauté et sa hardiesse, peu importait qu'elle dût sembler révolutionnaire ou folle à l'immense majorité des géologues. Mais, si un seul fait se dressait àl'encontre, la vérification de ce fait s'imposait tout d'abord, quelle que fût la séduction de l'hypothèse. Voir constamment tout l'ensemble, penser constamment à la synthèse, ne jamais rencontrer une difficulté sans la prendre immédiatement comme sujet d'étude, faire bon marché de tout amour-propre d'auteur ou d'inventeur, de toute vanité de professeur, rester toujours prêt à reconnaître sa méprise, à changer sa manière de voir : telle a été, pendant les vingt-deux années de sa carrière scientifique, la méthode de Marcel Bertrand. Comme à tous les hommes, il lui est arrivé de se tromper ; mais on n'a jamais pu lui reprocher une faute grave contre cette méthode. Il n'a pas résolu toutes les difficultés ni compris toutes les énigmes; mais il n'est jamais passé à côté d'elles sans les voir et les signaler; et surtout il n'a jamais cru les avoir résolues et comprises tant que le moindre doute ou la moindre obscurité subsistaient, à leur égard, dans son esprit. A quiconque causait avec lui, , à quiconque l'écoutait parler ou lisait ses livres, Marcel Bertrand donnait l'impression d'un être à part, d'une intelligence infiniment supérieure à la moyenne des intelligences, d'une âme particulièrement exilée et souffrant plus que les autres