Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 159]

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MARCEL

BERTRAND

L'agonie dura plus de quatre années encore, et combien cruelle ! « Qu'on se figure — a dit Léon Bloy (*) — un être (( merveilleusement doué, un homme du génie le plus ineon« testable et le plus puissant, un magique cerveau peuplé « de lumières, comme une basilique à la Chandeleur; <( qu'on veuille bien se le représenter sous cette image, <( aux trois quarts détruit par l'ouragan de quelque « effroyable douleur, détruit sans espoir de restauration, « décoiffé de ses voûtes, ébranlé dans ses plus profondes as« sises, vacillant sur les jarrets de ses contreforts...; ouvert « à tous les affronts des souffles et delà rafale, envahi par « les tourbillons et les fantômes de la nuit ; mais éclairé <( vaguement encore, pour la durée d'un instant, par <( quelques derniers et désespérés luminaires qui agonisant, « ainsi que des âmes, sous le grondement victorieux des « orgues de la tempête. Tout à l'heure ce sera fini à « jamais. Les ténèbres folâtreront avec les ténèbres. Ce « qui tient encore croulera sans gloire dans l'obscurité « sans pardon » Que de fois me suis-je récité à moimême cette page éclatante, en voyant mon pauvre Maure s'approcher lentement de la tombe ! Il mourut le 13 février 1907. Mais le véritable Marcel Bertrand, le géologue incomparable, le confident de la Terre, était mort depuis longtemps déjà, depuis ce radieux après-midi du 16 avril 1900, où, dans la petite sablière, il était tombé sur les genoux., terrassé, auprès du cadavre de sa fille.

Si l'on excepte la Paléontologie et la Pétrographie, où il ne voulut jamais entrer, Marcel Bertrand a, dans le (*) Belluaires et Porchers, p. 3.

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domaine de la géologie, touché à tous les sujets. Il a été excellent stratigraphe dans le Jura, en Andalousie, dans les Alpes françaises, en Algérie ; il a publié, seul ou en collaboration, un grand nombre de cartes géologiques; il s'est occupé pendant seize ans des bassins houillers, non seulement pour en expliquer la structure, mais pour essayer d'en comprendre la formation, et l'une de ses dernières préoccupations stratigraphiques a été le problème de la répartition des matières volatiles dans les couches de. houille ; il a tenté de nous apprendre des choses nouvelles sur l'échelonnement des venues éruptives dans le temps et dans l'espace ; il s'est passionné pendant tout un hiver pour le volcanisme et la sismologie, à l'occasion d'une étude géologique de l'isthme de Panama ; il a cherché, vainement il est vrai, mais avec persévérance, le moyen de découvrir les amas métallifères par la propagation des ondes électriques au travers des terrains ; enfin , et surfout, il a été un merveilleux tectonicien, un sagace interprète des structures, une sorte de Voyant de l'orogénie, s'élevant sans effort jusqu'à la conception de 1 histoire entière d'une chaîne de montagnes, et même jusqu'à la vision d'ensemble de toutes les chaînes dont s'est successivement accidentée la surface de la Terre. Avec une pareille universalité de connaissances et un tel goût pour les idées générales, il ne pouvait manquer d'être un admirable professeur. C'est ce qu'il fut, en effet, dans ses bonnes années, de 1886 à 1899. Son cours vivait d'une façon extraordinaire. Il le modifiait sans cesse et ne craignait pas d'y parler, tout au moins brièvement, des questions les plus controversées et des plus récentes découvertes. Disposant d'un auditoire d'élite qu'une forte culture mathématique avait préparé à l'étude directe des très hauts problèmes, il savait, dès les premières leçons, s emparer de cet auditoire, et l'entraîner à sa suite dans un bien étrange voyage, oii l'on planait par-dessus les Tome XIII, 1908.

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