Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 158]

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Mais le malheur le plus affreux, le deuil le plus déchirant qui se puisse imaginer, allait lui ouvrir la porte toute grande. C'est le 16 avril 1900, lundi de Pâques, dans l'aprèsmidi d'un beau jour de printemps, au bois de Verrières, près du village de ce nom, dans les environs de Paris. Marcel Bertrand a eu, il n'y a pas encore tout à fait deux semaines, la douleur de perdre son père; et ce fils excellent, infiniment respectueux et tendre, a été touché par cette mort à une place très profonde. Il est triste et préoccupé. Non loin de lui, et surveillé par lui, mais, hélas! trop distraitement, un groupe d'enfants, où sont ses filles, joue dans une sablière ouverte récemment par le Génie pour la construction d'une batterie. Soudain des cris se font entendre. Il se précipite. Jeanne, sa fille aînée, une belle enfant de treize ans, vient d'être renversée et ensevelie par un éboulement du sable, au pied de l'une des parois de la petite carrière. On s'empresse pour la dégager ; mais les outils manquent et le sauvetage est d'une lenteur désespérante. Quand enfin les secours arrivent, il est trop tard, et l'on ne retire qu'un cadavre. Maintenant, dans le soir qui tombe, il faut aller prévenir la mère. Elle est non loin de là, qui les attend et déjà s'inquiète un peu, les trouvant bien longs à revenir Traverser de pareilles tortures, et pouvoir leur survivre, quel mystère à faire vaciller l'intelligence ! Le retour à Paris, dans un char à bancs, par une nuit glaciale, le père et la mère assis l'un à côté de l'autre et portant sur leurs genoux le pauvre petit corps roidi...! etla chambre de l'enfant, la chambre virginale où s'achève cette journée de vacances, désormais Lieu sinistre où, veillant l'inexprimable veille, La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !

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Certes la mort d'un enfant est toujours une terrible

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épreuve pour les pères et p3ttr les mères ; mais quelle épreuve de choix, quai abîme de douleur, quel gouffre de désolation, quand l'enfant est frappé en pleine santé, en pleine joie, et comme foudroyé ! Pendant des mois, nous croyons à quelque affreux rêve ; nous nous imaginons que l'être follement aimé va reparaître, continuant le jeu commencé, la causerie interrompue, achevant l'éclat de rire que nous entendons encore... Dans ces « choses inconnues » dont parle le poète, ces choses, sans doute infiniment merveilleuses, qui se font-« loin derrière les nues » et « où la douleur de l'homme entre comme élément », cette douleur-là doit être un élément d'un prix inestimable. De tant de chagrin, et d'une telle épouvante, Marcel Bertrand ne devait jamais guérir. A partir de ce mois d'avril, il nous parut complètement changé. Sa douceur était restée la même, et il avait toujours son bienveillant sourire d'autrefois ; mais rien ne l'intéressait plus, et, quel que fût le sujet de la conversation, sonâme, visiblement, était absente, et même dans un très lointain exil. Il eut néanmoins la force de conduire, aux mois d'août et de septembre, deux des excursions du Congrès géologique international, l'une en Savoie, l'autre en Provence. Il fit encore son cours pendant toute une année scolaire, mais avec une fatigue croissante ; et l'année suivante, 1901-1932, il ne put en faire qu'une partie. La maladie s'installait en lui, lentement et implacablement. Dans l'été de 1902, j'essayai de le consoler, de le distraire, et de lui redonner un peu de vigueur, en l'entraînant dans une course de quelques jours, au pays basque, entre Roncevaux et Saint-Jean-Pied-de-Port. Il vint volontiers, et même avec plaisir ; mais la marche en montagne lui était très pénible et les problèmes géologiques, après l'avoir un instant amusé, le rebutaient bien vite. Ce fut alors que je perdis tout espoir.