Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 157]

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MARCEL BERTRAND

MARCEL BERTRAND

d'ensemble de toute une couche spkériqve superficielle, plus ou moins mince, entraînée par les charriages. « La « Terre serait comparable à une orange dont, par une « forte pression de la main, on arriverait à faire tourner « l'écorce tout d'une pièce, sans déplacer le fruit. » Mais ce mouvement d'ensemble ne peut avoir lieu sans un déplacement corrélatif dans le même sens de l'axe de rotation ;. de sorte que l'histoire des chaînes de montagnes se trouve liée à l'étude du déplacement des pôles à la surface de la Terre. Reprenant alors l'idée, émise en 1873 par Lowthian Groen, et tout récemment rajeunie et précisée par M. Michel Lévy, de la figure vaguement tétîraédrique que dessinent les grands accidents terrestres, Marcel Bertrand cherche à déduire le déplacement des pôles de l'incessante déformation d'un certain tétraèdre. Pour lui, ce tétraèdre est le grand rouage, mis en jeu par le refroidissement, qui conduit et règle tous les mouvements de la surface. La transmission des mouvements se fait par les inégalités de la pesanteur qui en sont la conséquence. D'une chaîne de montagnes à la suivante, par exemple de la chaîne silurienne à la chaîne carbonifère, le tétraèdre aurait tourné d'environ 120° autour d'un axe passant par son sommet nord. En considérant successivement les deux déplacements relatifs du pôle nurd de la Terre par rapport au tétraèdre — le premier dû aux charriages, le deuxième dû à l'attraction solaire, — on arrive à déterminer la position de ce pôle à chaque moment des périodes géologiques. Il suffit alors de quelques hypothèses pour que l'on puisse, de l'allure de la courbe qui représente le déplacement du sommet nord du tétraèdre, déduire les durées relatives de formation des chaînes de montagnes. Ces durées, en partant de l'origine des temps géologiques, seraient entre elles comme la série des nombres impairs. Il n'y aurait plus, en ce; qui concerne le temps, qu'une inconnue, qui serait la durée

de formation de la première chaîne. « Quand le tétraèdre « sera arrivé à sa position d'équilibre, le rouage central « sera arrêté, les mouvements s'amortiront peu à peu, > les dénudations nivelleront tout, sans que rien renou« Telle leur action ; la vie géologique de la Terre sera « terminée... » Telles sont les spéculations où le Maître s'est laissé entraîner dans les deux premiers mois de cette année 1900; tel est le ton de ses dernières communications à l'Académie des Sciences. Dans une sorte d'ivresse, il monte, il monte, sans qu'aucune objection soit désormais capable d'arrêter son essor. En le voyant, ou en l'entendant, on pense malgré soi au navire aérien de la Légende des Siècles, à « ce navire impossible », qui est l'homme lui-même : Il se perd sous le bleu des cieux démesurés, et l'on est tenté de lui crier : « Pas si loin ! pas si haut ! « redescendons 1... » Quand paraissent, aux Comptes Rendus de l'Académie, ces trois Notes de Marcel Bertrand sur l'orogénie et sutla déformation du tétraèdre, nous avons tous, nous ses amis et ses disciples, l'impression d'un éblouissement et d'un balbutiement. Peut-être quelques-uns d'entre nous songent-ils à un excès de fatigue. D'autres trouvent tout simple que l'on sorte ébloui de la vision de la Lumière, et que, d'un voyage vers l'Ineffable, on revienne en balbutiant. Personne, à coup sûr, n'a la moindre idée qu'il puisse y avoir là, dans ces pages splendides et comme semées d'éclairs, mais chaotiques et confuses, le .premier symptôme d'une redoutable maladie. C'est cela pourtant : nous ne le saurons que plus tard, et quand il n'y aura plus de remède. Elle eût probablement reculé, cette triste visiteuse, devant un peu de repos et de joie ; elle eût tout au moins ajourné son œuvre de ruines et de ténèbres.