Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 152]

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« quelque temps après son retour — grand'peur d'avoir « très mal vu et de vous avoir tous trompés, et j'ai bien « failli en être ennuyé pour moi-même, ce qui eût été un « sentiment peu reluisant... Mais non, je n'avais pas si « mal vu que je croyais, et j'ai beaucoup de peine à ne « pas m'en réjouir. » Sûr désormais de triompher, il répondra à loisir, d'abord par quelques brèves notes, puis, dans trois ans, par deux Mémoires, où le rôle prépondérant' des chevauchements et des charriages dans la tectonique de la Provence sera établi d'une façon irréfutable et définitive. C'est encore en 1895 qu'il collabore avec M. Etienne Rit ter à l'exploration géologique de la Tarentaise au nord de l'Isère, et qu'il découvre le faisceau des plis serrés, graduellement déversés et couchés, qui vont désormais rendre classique la région du Mont-Joli près de SaintGervais. Je l'ai rarement vu aussi enthousiaste qu'au retour de cette excursion le long de la bordure sud-ouest du Mont-Blanc. Il a compris du premier coup l'immense portée de la découverte. Cette coupe du Mont-Joli, qui montre d'une façon si parfaite la transformation des plis droits en nappes, elle va fournir l'explication, longtemps cherchée, des Klippes suisses, résoudre le problème des Annes et de Sulens, apporter un argument décisif en faveur de la récente théorie de M. Hans Schardt sur le charriage des Préalpes tout en la précisant et la corrigeant, ramener l'attention sur la généralité des recouvrements dans les Alpes, prouver l'origine méridionale de ces recouvrements dans toute la chaîne alpine, et renforcer enfin, pour les esprits qui doutent encore, l'hypothèse des nappes de recouvrement provençales. La Note à l'Académie des Sciences où Marcel Bertrand et son jeune collaborateur décrivent la structure du Mont-Joli est datée du 10 février 1896. Dans l'histoire, que l'on écrira quelque jour, du développement de la doctrine des

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grandes nappes, peu de dates auront autant d'importance. M' »ins d'un mois auparavant, le lundi 13 janvier 1896, la récompense que Marcel Bertrand ambitionnait à juste titre depuis plusieurs années, la seule, à vrai dire, qu'il ait jamais désirée et sollicitée, était venue presque spontanément à lui. Sans avoir eu aucune lutte à soutenir, aucun nouvel effort à faire, il avait été élu membre de l'Académie des Sciences, par 47 voix sur 54 votants, en remplacement de Pasteur mort le 28 septembre 1895. Le nouvel académicien est tellement connu déjà, et son autorité est si grande, que la nouvelle n'a causé aucune surprise et que l'on ose à peine le féliciter. Pour lui, sa joie est assurément très vive ; mais cette solennelle consécration de son œuvre ne le changera pas. Il demeurera aussi simple, aussi modeste, aussi méfiant de ses propres idées, aussi clairvoyant sur ses propres travaux, aussi bon juge et aussi généreux admirateur des travaux des autres, qu'il a toujours été. Le succès est la pierre de touche des belles âmes. Son âme, à lui, était merveilleusement belle. Pourtant les années passent. « Que l'œuvre est longue « — me disait-il, en 1890, au retour d'une excursion com« mune dans les glaciers de la Vanoise — et que le temps est « court ! » Et je le vois, vers la fin d'un autre été, comme nous entrions ensemble, au tomber d'un soir, dans un village du Briançonnais, s'arrêter brusquement devant la façade de la très vieille église, et, de son bras étendu, me montrer cette devise en exergue autour du cadran solaire: // est plus tard que vous ne croijez. L'avertissement était si grave et le silence des monts immobiles était tellement impressionnant que nous étions restés quelques minutes sans rien dire, comme si nous eussions entendu le bruit sourd des heures roulant une par une dans le gouffre du passé, ou comme si ces huit mots