Annales des Mines (1908, série 10, volume 13) [Image 148]

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rable. Désormais les Alpes l'attirent, et cette idée que la clef des grands problèmes de la Géologie générale est cachée quelque part dans le chaos alpin va dominer sa vie entière. En 1884, il surprend la Société géologique de France par une communication sur les rapports de structure des Alpes de Glaris et du bassin houiller franco-belge ; et l'étonnement se propage aussitôt dans le monde des géologues., comme une brusque et large vague à la surface d'une eau dormante. On se demande quel est ce nouveau venu qui parle avec tant d'assurance, et qui explique à sa façon les Alpes suisses sans les avoir jamais mies; et, bien que son étrange prophétie ne convainque personne, elle a une telle allure et elle est si fortement énoncée que personne n'ose élever la -voix pour y contredire. Dans l'automne delà même année 1884, BéguyerdeChancourtois, vieilli et malade, lui confie la suppléance de son cours de géologie à l'Ecole des Mines. Le suppléant ne ressemble guère au professeur. Non seulement leurs idées . sont différentes, et aussi leurs natures d'esprit; mais la façon dont ils comprennent l'enseignement et toute leur méthode scientifique sont diamétralement opposées. Dès ses premières campagnes dans le Jura, Marcel Bertrand a mis de côté, comme un outil démodé et même dangereux, le principe de direction, et il L'a remplacé par le principe de continuité ; il n'a plus, dans la boussole, l'aveugle foi des adeptes du Réseau pentagonal; il ne cherche pas à prévoir les accidents géologiques, mais bien à les constater, les étudier, et, partout où ils voudront aller, les suivre; il sera théoricien plus tard, et comme personne n'a osé l'être ; pour le moment il entend rester observateur. Il ne peut, en matière de géologie, énoncer une phrase sans étonner son vieux maître et même sans le faire un peu souffrir. Mais le vieux maître, qui a beaucoup rêvé et qui est un poète beaucoup plus qu'un géologue,

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le vieux maître sait un grand secret : il sait que les plus forts d'entre nous ne savent rien; que, devant la Vérité immuable, la science va se transformant sans cesse ; que nos théories sont, autour des phénomènes, de simples vêtements, commodes et éclatants pendant quelques jours ou quelques années, et qui bientôt se démodent, se déforment, vieillissent et tombent. Dans les yeux de son jeune suppléant brille l'étincelle créatrice : et cela suffit k Chancourtois pour qu'il ait, malgré tout, confiance; peur qu'il assiste, ému sans doute, mais muet et résigné,, pendant toute une année scolaire, à la démolition de son cours et à la reconstruction, sur un tout autre plan, d'an édifice complètement nouveau. A la fin de- cette année scolaire, Chancourtois meurt. Marcel Bertrand est nommé professeur de Géologie à l'Ecole des Mines au mois de janvier de 1886; il vient de jouer, dans la Réunion exlraordinaire delà Société géologique de France qui a eu pour théâtre les montagnes du Jura, le rôle le plus actif; ses travaux de stratigraphie sur les calcaires eoralligènes de la région jurassienne et sur les terrains secondaires de l'Andalousie, ses études de géologie structurale sur les failles du Jura et sur la chaine provençale de la Sainte-Baume, sa récente explication du problème des Alpes de Glaris, l'ont rendu déjà presque célèbre. Dorénavant, c'est en maître qu'il va parler : et jamais professeur de Géologie prenant possession de sa chaire ne promènera sur la surface entière de la planète un regard plus clairvoyant et plus ferme. Ayant tu depuis peu, dans l'édition allemande publiée à Prague de 1883 à 1885, le premier volume de l'ouvrage d'Eduard Suess, Bas Antlitz der Erde, Marcel Bertrand a vu tout de suite que ce livre « marque un progrès consi'< dérable, presque le début d'une phase nouvelle, dans « l'étude des grands problèmes de la géologie générale ». Plus tard, il sera plus affirmatif encore et dira que le même