Annales des Mines (1881, série 7, volume 19) [Image 122]

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ÉLOGE DÉ VICTOR REGNAULT.

intelligence, son entrain, son précoce bon sens, tempéré par la gaieté communicative qui ne l'abandonna jamais, tout en lui provoquait la sympathie. Jusqu'à l'âge de dixhuit ans, il remplit les fonctions les plus modestes. Commis exact et scrupuleux, on lui laissait quelque liberté,i1 n'en abusa pas ; les heures dont il pouvait disposer, il les consacrait à la Bibliothèque nationale. Il reconnut bientôt que les éléments des mathématiques ne lui offraient aucune difficulté, et il en poursuivit l'étude. Son père avait appar. tenu aux armes savantes; l'École polytechnique lui apparut dans le lointain, non comme l'objet de ses rêves, Regnault

ne fut jamais rêveur, mais comme un but précis, marqué à sa légitime ambition. Ses heureuses facultés reconnues, on n'hésita pas ale faire entrer dans une institution préparatoire à l'École poly. technique, où bientôt une supériorité incontestée l'élevait au rôle de répétiteur. La pauvreté ne lui avait pas seule inspiré le goût du travail ; il le tenait de la nature ; mais elle lui avait donné l'habitude de toutes les sobriétés, le mépris

des besoins factices, et rien n'est plus touchant que de le voir préparant dès ce moment à sa soeur, par le produit respecté de ses leçons, une modeste dot, caisse d'épargne fraternelle à laquelle il ne cessa plus de verser. Désormais les difficultés semblaient vaincues; Regnault touchait au but. Mais si la divinité secourable avait veillé sur lui, la divinité sinistre ne l'oubliait pas ; une maladie

grave vint le frapper, au moment même où s'ouvrait la session pour l'admission à l'École polytechnique, et son examen fut remis à la fin de la liste. C'est ainsi qu'il arrivait aux extrémités de la France, dans la dernière des villes où les candidats devaient se rendre, à l'heure même où il s'agissait de subir l'épreuve décisive. L'examinateur, M. Lefébure de Fourcy, n'était pas tendre. Deux fois déjà, mais en vain, il avait appelé Regnault, et il levait la séance lorsque celui se présenta. Sa figure pâle;

ÉLOGE DE \ M'EOR REGNAULT.

traits son menton imberbe, sa longue chevelure blonde, s;..s

amaigris par la maladie, altérés encore par la fatigue d'une longue route en diligence, tout annonçait un débile enfant

dont l'examen serait court. Les assistants réprimèrent à peine leur sourire, en entendant M. Lefébure de Fourcy débuter avec lui par une des plus difficiles questions du programme, comme s'il voulait, du premier coup, exécuter Un importun. La réponse ne laissant rien à désirer, un duel

à outrance s'ouvrit entre l'examinateur, bien portant et maître de sa pensée, et le candidat, luttant contre l'épuisement, mais ne laissant paraître aucune défaillance intellectuelle. Aux questions succédaient les questions; M. Lefébure semblait s'oublier ; il grossissait sa voix à mesure que celle de Regnault allait faiblissant, et l'auditoire, ému, se passionnait pour ce jeune homme près de tomber évanoui. Ce supplice ayant pris fin, Regnault s'éloignait entouré des plus vives sympathies, tandis que M. Lefébure écoutait, sans s'émouvoir, les murmures qui s'élevaient sur son passage. Il connaissait trop bien le personnel des écoles prépatoires pour ignorer la valeur de Victor Regnault, dont la

place était marquée aux premiers rangs, et il voulait qu'elle fût confirmée par l'opinion, précisément à cause de la mesure qui avait retardé l'époque de son examen.

Regnault entrait à l'École polytechnique en 1850. Une large carrière s'ouvrant désormais devant lui, il n'avait plus qu'a se laisser porter par le courant. Une puissance de travail singulière, une clarté d'esprit inaltérable, une aptitude naturelle pour la partie mathématique des études, une main de la plus rare habileté pour les travaux graphiques, rien ne lui manquait. Cependant la destinée lui réservait encore une triste surprise. On était à une époque troublée ; l'École polytechnique

était le point de mire des émeutes; les élèves furent munis de fusils. En soulevant brusquement son arme, Re-