Annales des Mines (1878, série 7, volume 13) [Image 129]

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ÉLOGE DE GABRIEL LAMÉ.

ÉLOGE DE GABRIEL LAMÉ.

l'Angleterre pour étudier les progrès de l'industrie et rap porter en Russie les inventions nouvelles, Lamé trouva à son retour la société de Saint-Pétersbourg émue et troublée. Le gouvernement combattait les idées libérales avec une sorte de rage ; son inquiète police trouvait des coupables partout. Suspects de sympathie pour une révolution détestée, les Français excitaient surtout sa défiance. Clapeyron, dénoncé pour avoir parlé trop librement, avait été envoyé en mission à Witegra, sur la route d'Arkbangel, pour surveiller des travaux qui n'étaient ni commencés ni projetés. Un cosaque qui l'y attendait, n'ayant pas d'instructions secrètes, lui communiqua sa consigne : elle était de lui obéir en tout, dans l'intérieur du village, mais de tirer sur lui s'il tentait d'en sortir. De puissantes influences et le besoin qu'on avait de ses conseils réduisirent l'exil de Clapeyron à quelques mois. Vivement ému par la disgrâce de son ami et justement inquiet de l'avenir, Lamé écrivait à son père : « Reviendrais-je à Paris grossir la foule des solliciteurs et risquer la fortune ou la misère? Il me semble difficile de me prononcer entre deux écueils également dangereux. Si je quitte la Russie, je perds toute espérance de pension pour l'ave-

nir, et le sort de ma famille devient incertain et même effrayant. Si je reste, adieu la France, adieu la vie intellectuelle. Tu vois maintenant, ajoute-t-il, ce qui cause 'mes

tourments et mes chagrins. Encore, si ma santé ne me donnait pas aussi quelques inquiétudes, je pourrais essayer d'arriver à Paris avec ma femme et mes trois enfants. A. force de soins et de persévérance, je parviendrais, sans doute, en quelques années, à ramener dans ma famille un peu d'assurance et de bonheur ; mais quelques indisposi-

tions semblent m'avertir qu'une vieillesse prématurée m'empêcherait d'arriver au but. H tint conseil avec Clapeyron. Après avoir longuement discuté le pour et le contre, et consulté amis et docteurs,

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ils envoyèrent leur démission, qui fut acceptée sans dédommagement.

Avant la fin de l'année 1851, les deux amis étaient de retour en France. Associés à deux ingénieurs de grand avenir, Stéphane et Eugène Flachat, Lamé et Clapeyron se tournèrent d'abord vers l'industrie, en ne se proposant rien de moins que de devenir, pour les grandes entreprises, les conseils officieux du public et des compagnies. Nous nous proposons, disent-ils dans un programme longuement motivé, de donner notre opinion sur l'utilité, comme entreprise ou comme spéculation, de tout projet de travail public proposé, de provoquer l'examen et l'étude des travaux qui nous paraîtraient utiles, et de faire nous-mêmes les études pour les compagnies qui nous en feraient la demande. En s'adressant ensuite au gouvernement, ils l'engageaient à entreprendre ou à subventionner pour deux milliards de travaux exactement définis, savamment discutés et dont un grand nombre, reconnus sages et utiles, ont été réalisés depuis. Il n'y avait pas apparence que des projets aussi lointains absorbassent longtemps des esprits créateurs, impatients et actifs. Lamé et Clapeyron devinrent ingénieurs du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Ni la science des vérités de pratique ne manquait à Lamé, ni l'attention clairvoyante aux plus minutieux détails ; mais il avait de grandes idées à produire et de beaux problèmes à résoudre : il voulut s'y appliquer tout entier. Après avoir terminé ses études sur le terrain et confiant clans le succès qui devait, dans un avenir éloigné, il est vrai, assurer l'ai-

sance de sa famille, il renonça pour toujours à l'art de l'ingénieur et, changeant de carrière sans changer de dessein et de but, il commença une vie nouvelle. Les suffrages de l'Académie des sciences, en l'appelant bientôt après à la chaire de physique de l'École polytechnique, s'adressaient à un éminent esprit plus encore qu'a un physi-